ROMAN DORMANT


    
  
   

   Antoine Brea est un auteur surprenant qui ne sait pas se répéter. On ne peut être que déconcerté par « Roman Dormant » qui se veut l'écho contemporain du «Livre de l' Interprétation des Rêves  », écrit au VIIIe siècle par l'oniromancien et imam, Abû Bakr.

    Je doute qu''il soit très utile de se livrer à l’exégèse de l'exégèse des rêves mais je m'y risquerai à la suite d'Emmanuel Régniez, Noémie Lefebvre, Chloé Leduc-Bélanger et Alban Lefranc.

    Pour ma part, les textes ésotériques ont tendance à m'ennuyer. L'explication des symboles, les prophéties, le lyrisme religieux, l'exaltation de la puissance de Dieu me laissent de marbre, qu'ils proviennent de l'Islam, du christianisme ou d'ailleurs... Autant dire que je n'ai guère adhéré au début de « Roman Dormant » qui m'est apparu comme une sorte de pastiche érudit de textes mystiques. En atteignant la page 35, j'ai fini par m'endormir pour sombrer dans un rêve intense. Je me promène sur la côte normande en compagnie de deux femmes magnifiques aux cheveux longs. L'une m'observe avec amour tandis que l'autre semble agacée par mes poses. Les voici à présent toutes deux couchées dans un lit, nues. Je sens que je pourrais faire l'amour avec celle qui me désire. Mais je reste près d'un petit lavabo blanc où je procède à une toilette méticuleuse. J'éprouve l'intime conviction que passer le gant humide sur mes membres musclés excite leur convoitise. Je m'attarde cependant un peu trop sur mes parties génitales que je lave à grandes eaux sans compter sur la sonnerie du portable qui m'a sorti du sommeil... La séance de rasage devant le miroir a été fort maussade. Que n'ai-je profité de cette occasion en or de forniquer au lieu de me rincer les couilles ?

    Ce n'est que, bien plus tard, dans le métro de la ligne B qui m'emmenait à la station Nezahuatlcoyotl que j'ai compris. Une fois encore, je venais de me faire avoir par Antoine Brea ! Ha, le maudit ! Il est inutile d'espérer une forte émotion à la lecture de « Roman Dormant » car le texte n'est pas destiné au lecteur éveillé. C'est au moment où il s'endort que, stimulé par la glose délirante de l'ouvrage, le lecteur acquiert une conscience onirique dans laquelle se déroule le roman...

Comme l'indique le titre d'ailleurs, ce roman se lit en dormant. Fort de constat, je l'ai donc décrypté avec lenteur en me laissant envahir à chaque fois par le sommeil, persuadé que je trouverai là l'effet émotif qui manquait à ma lecture. Et je crois que c'est une bonne méthode. Je n'ai aucun souvenir du rêve N°2 effectué durant une sieste en après-midi mais ma femme m'a surpris, étendu sur le lit, et m'a confié que « le livre faisait comme un gros papillon violet qui se serait posé sur ta poitrine ». Je me garderai bien de raconter les songes N°3, 4, 5 et 7. Je dirai simplement que j'ai beaucoup rêvé de femmes, de démons, que j'ai reçu la visite cordiale d'un ami mort et qu'on a volé ma voiture. J'ai senti aussi que j'allais mourir prochainement et m'en suis réjouis au réveil. Au bout du compte, j'ai fini par apprécier, éveillé, les sonorités oniriques de cet ouvrage bizarre.



« La plus favorable des femmes dans l'interprétation des rêves est la femme noire. Sa noirceur est lumière qui embellit les soirs. Sa noirceur est une pierre tombée dans un miroir. La compagnie des femmes noires en rêve est toujours favorable. Parmi les femmes de rêve dont l'interprétation est bonne il y a la femme âgée. La femme âgée écarte du danger. Il y a la vue de la femme inconnue qui est meilleure que celle de la femme connue. La femme nue meilleure que la femme en tenue. La femme belle qui annonce la bonne nouvelle. » 



    À la suite de cette expérience de lecture, je me suis interrogé sur la démarche de l'auteur. Qu'est-ce qui l'a poussé vers cette thématique quelque peu anachronique du rêve alors que nous sommes tous fascinés et suspendus aux mondes virtuels ? Il s'agit là d'une interprétation toute personnelle mais je ne peux m'empêcher de penser à Dante Alighieri. « L'Enfer » a en effet les accents d'une expérience vécue. On lit ce poème comme on lirait le témoignage d'un rescapé des camps. Or, comment le poète aurait-il pu traverser les neuf cercles autrement que par le rêve? En se lançant dans la traduction de « L'Enfer », Antoine Brea cherchait une vérité poétique. Et je crois qu'il l'a trouvée et développée dans « Roman Dormant ». Pour cette raison et pour d'autres, il me semble que l'onirocritique musulmane fonctionne en réalité comme un trompe-l'oeil, un peu à la manière de Borges qui se joue des références avec un humour métaphysique à la fois jouissif et libérateur.





«Roman Dormant»sur Internet:http://romandormant.tumblr.com/

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